Interview exclusive de Georges Corm

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Economiste de profession, Georges Corm  fait autorité à propos du Moyen-Orient et de la Méditerranée. Il est l’auteur de nombreux ouvrages de référence sur ces questions. Il a été ministre des finances du Liban entre 1998 et 2000. Il est aujourd’hui consultant auprès d’organismes internationaux et d’institutions financières. En visite en Corse, Georges Corm a fait l’honneur au Ribombu de lui accorder une interview exclusive. Nous avons fait le choix de la publier en deux volets. La première partie est consacrée à l’analyse géopolitique des dérives djihadistes, revêt un intérêt particulier au regard des évènements récemment intervenus en France.

U Ribombu : L'attaque du Charlie Hebdo et les événements qui ont suivi posent la question de la place de l'Islam en Europe. N'est-ce pas là une mauvaise orientation ?

L’explication de cet acte odieux ne requière pas que l’on s’interroge sur l’attitude des « musulmans » en général ou sur les rapports de cette barbarie avec une des grandes religions du monde pratiquée par un milliard et demi d’habitants sur les cinq continents. Je pense qu’une telle approche sème encore plus la confusion dans les réactions et émotions à de tels évènements. Elle participe de la thèse huntingtonienne sur le choc des civilisations, devenue tellement prégnante,  et qui continue d’échauffer les esprits dans le monde musulman comme le monde euro-américain.

En revanche, il faut s’interroger sur les responsabilités politiques dans l’instrumentalisation des religions, et plus particulièrement des religions monothéistes, dans les jeux de la géopolitique mondiale, notamment depuis l’époque de la Guerre froide. A partir de l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS en 1979, des dizaines de milliers de jeunes arabes ont été recrutés, entraînés militairement et idéologiquement sous l’étendard du « jihad », pour aller se battre contre les « infidèles » et « athées » de l’armée soviétique qui avaient envahi ce pays. Ceci s’est fait ouvertement sous incitation américaine officielle par le truchement des deux gouvernements d’Arabie saoudite et du Pakistan, lesquels ont adopté des « versions dures » de la sharia musulmanes enseignées dans des centaines d’écoles coraniques à leurs jeunes enfants. En fait, l’armée américaine encore traumatisée par la défaite du Vietnam a pu ainsi éviter à l’époque d’intervenir directement sur le terrain. Elle l’a fait par des « proxies » et ce dernier affrontement de la Guerre froide a été ainsi gagné par les Etats-Unis. Le théoricien de cette mobilisation de l’Islam a été Zbidigniev Brejenzki, conseiller pour la sécurité du président Carter.

Au cours de la guerre d’Afghanistan s’est constituée l’organisation d’Oussama Ben Laden, lui-même saoudien, dénommée Al Quaëda, qui a appuyé le mouvement des Talibans lequel a été à l’origine largement une création du gouvernement du Pakistan avec la bénédiction américaine. Al Quaëda va ainsi devenir une internationale de combattants islamiques aux emplois multiples, car une fois cette guerre terminée, on la retrouvera dans divers pays africains – notamment le Nigeria, le Mali et la Somalie – mais aussi en Bosnie, en Tchétchénie, au Caucase, en Russie, de même qu’aux Philippines, en Chine (surtout au Xing Quiang province a majorité musulmane) et au Myanmar. Si les grands attentats anti-occidentaux ont polarisé tous les regards et l’attention médiatique (attaques en Afrique contre des ambassades américaines en 1997, attentats du 11 septembre 2001, attentat de Madrid en 1995 et celui de Londres), on oublie toujours le nombre effarant de victimes que cette internationale terroriste a causé dans le monde arabe et musulman et d’autres pays depuis un quart de siècle, par des centaines d’attentats, sans que cela ne suscite de grandes émotions dans les médias occidentaux, sauf si des touristes ou autres personnes de nationalité européenne ou américaine en ont été aussi  victimes.

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U.R. Le débat porte sur l’ opposition « liberté d'expression » / « interdiction du blasphème », n'existe-t-il pas une voie médiane, plus sage ?

Dans mes ouvrages et articles, cela fait longtemps que j’ai plaidé pour un « moratoire » sur les discussions répétitives,  monotones et stériles de la religion musulmane aux Etats-Unis et en Europe,  qui se déroulent depuis plusieurs décennies maintenant et sont devenues un « business » médiatique et même académique. Ceci contribue à raidir les attitudes dans les sociétés musulmanes et joue dans le camp des terroristes. J’ai insisté aussi sur l’urgente nécessité de parvenir à un consensus international, éventuellement à travers une résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies, qui déconseillerait de s’en prendre aux fondateurs des grandes religions, qu’il s’agisse de Jésus, de Mahomet ou de Bouddha ou d’autres. Car l’être humain a besoin d’une dose de sacré ou d’absolu dans son existence, même lorsque la société est sécularisée. Dénigrer ou tourner en dérision sous quelle que forme que ce soit,  les fondateurs de religions qui ont des milliards d’adeptes me paraît sous cet angle inconvenant. Le Christ peut-il être tenu pour responsable des Croisades, de la colonisation de la plupart des sociétés musulmanes par l’Europe, du génocide des Indiens des Amériques ou de celui des communautés juives européennes sous l’horreur du régime nazi ? Je dois dire que moi-même, qui ne suis guère pratiquant de la religion chrétienne dans laquelle j’ai été élevé, éprouve un malaise profond lorsque je vois des caricatures du Christ, comme celles de Mahomet ou d’autres héros du domaine du sacré religieux. Je pense que beaucoup de personnes en Europe ou aux Etats-Unis éprouvent le même sentiment. Bien sûr, ceci ne peut en rien  participer à une justification quelconque de l’acte terroriste barbare qui vient d’avoir lieu à Paris et de ses suites immédiates qui ont abouti aux meurtres d’autres innocents.

Un tel moratoire sur des caricatures des fondateurs du sacré ne signifierait d’ailleurs absolument pas une atteinte à liberté d’expression, car bien sûr aucun type de restrictions ne devrait être mis aux études d’histoire, d’archéologie, d’anthropologie, de sociologie des religions. Le grand orientaliste Maxime Rodinson (1915-2004) a écrit il y a quelques décennies une biographie de Mahomet sans complaisance, alors qu’il se rendait souvent au Liban, en Egypte ou dans d’autres pays arabes, il n’a jamais reçu de menaces de mort. Simplement depuis la première guerre d’Afghanistan la manipulation immodérée à but politique des trois grandes religions monothéistes et, plus particulièrement l’Islam, a créé une atmosphère empoisonnée. Nous avons bien vu à quoi a mené cette manipulation dans le cas de la Syrie où les puissances occidentales et leurs alliés des régimes arabes et de la Turquie ont armé et financé les mouvances terroristes les plus redoutables pour tenter de faire tomber le régime de Bachar el Assad, allié de l’Iran et qui a soutenu de concert avec ce pays le Hezbollah libanais : d’où le désir de se débarrasser de ce régime par les mêmes moyens que ceux employés autrefois lors de la première d’Afghanistan, sans mettre de troupes au sol comme en Irak, invasion aux conséquences catastrophiques, comme on le sait.

La mouvance de Daëch est d’ailleurs venue d’Irak et s’est étendue en Syrie et celle-ci a pu s’emparer de vastes territoires en Irak même, puis en Syrie à la faveur de la déstabilisation extrême de la société iraquienne, causée par 13 années d’embargo économique impitoyable dont a souffert le peuple iraquien et non ses dirigeants, puis de l’invasion de ce pays par les Etats-Unis en 2003, sous le prétexte mensonger d’armes de destruction massives ou de relations de Saddam Hussein, le chef de l’Etat irakien, avec Al Quaëda, mensonge encore plus grossier, car ce dernier était considéré comme un mécréant à abattre par les mouvances radicales islamiques. Suite à l’invasion de 2003, le pouvoir irakien a été réorganisé par les Etats-Unis de façon à consacrer une hostilité permanente entre la communauté chiite et la communauté sunnite. Le nombre de victimes chaque année du terrorisme « jihadiste » quotidien en Iraq est de plusieurs milliers. Il s’agit là de musulmans qui tuent d’autres musulmans et non point des occidentaux.

La complaisance avec laquelle ces mêmes mouvances « jihadistes » ont été encouragées à aller se battre en Syrie par certains pays européens, notamment la France, ainsi que les Etats-Unis, de même que l‘hystérie « moralisatrice » contre le chef de l’Etat syrien par les dirigeants français, américains ou autres dirigeants européens, n’a pu bien sûr qu’encourager des jeunes musulmans européens de souche ou non, a partir se battre là bas, en toute bonne conscience, venant ainsi gonfler le nombre de combattants de ces réseaux dits « jihadistes » soutenus, financés et armés par plusieurs puissances européennes et les Etats arabes alliés, ainsi que la Turquie. Lors de leur séjour là-bas, ils ont été encore plus endoctrinés et amener à commettre des attentats contre leur propre pays. Cela a été pareil pour la génération précédente de « jihadistes » qui s’étaient battus au profit des Etats-Unis en Afghanistan et ont mené des opérations terroristes en Europe et aux Etats-Unis. Qui sème le vent récolte la tempête !

La nouvelle « coalition » militaire contre Daëch montée par les Etats-Unis n’est d’ailleurs intervenue que lorsque la zone autonome du Kurdistan irakien – où ils ont de gros intérêts – a été menacée d’être envahie elle aussi par Daëch. C’est un « remake » sur le plan médiatique et politique de la coalition contre l’Afghanistan et contre l’Irak de 2003, mais sans intervention au sol.
Enfin, comment ne pas évoquer la déstabilisation complète du monde arabe par la politique de George W. Bush et son désir de remodeler le Moyen-Orient à travers la doctrine de la guerre contre le terrorisme qui l’a amené à envahir deux pays musulmans. Il a obtenu le résultat contraire, ce qui était prévisible, c'est-à-dire le développement accéléré du terreau sur lequel prospère le terrorisme et ceux qui le manipulent. Puis plus récemment, un autre facteur important de la vague actuelle de terrorisme a été constitué par les interventions musclées de membres de l’OTAN en Libye, mais aussi les interventions en Syrie par mouvements jihadistes interposés, dans le sillage des révoltes populaires arabes de 2011. Or  seules les révoltes qui sont restées pacifiques – et ce malgré le nombre de victimes civile de la répression chez les manifestants – ont obtenu des résultats, comme  celles de l’Egypte (avant la chute du gouvernement Frères musulmans) et bien sûr celle de la Tunisie. Les interventions externes ont malheureusement contribué à faire échouer ces grandes révoltes populaires pacifiques.

Ajoutons aussi que ce qui évidemment n’aide pas c’est l’existence d’Etats (Arabie saoudite ou Pakistan ou Israël ou l’Iran depuis la prise de pouvoir de l’Imam Khomeiny et des religieux à l’encontre des partis laïcs) ou des gouvernements, comme celui d’Erdogan en Turquie, qui entendent parler au nom de tous les croyants d’une religion donnée ou de ceux qui sont nés dans ces religions.

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U.R. À lire la presse, les religions musulmanes porteraient un violence intrinsèque. N'est-il pas aujourd'hui nécessaire de tordre le coup à cette idée ?

Comme je vais l’expliquer plus en détail, les sociétés dites occidentale ne sont exposées que marginalement aux actes des mouvances terroristes qui prétendent se placer sous le signe de la défense de la religion musulmane et de ses adeptes, car les plus grands, plus meurtriers (endroits de celui du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis et celui de 2005 à Madrid) et les plus nombreux actes terroristes sont ceux qui ont lieu dans le monde musulman. Mais pour ce qui concerne votre question sur les rapports entre la religion musulmane et la violence, il n’y a pas dans l’islam de bases doctrinales incitant ou légitimant de telles violences. Le droit musulman a codifié très tôt et très clairement les raisons de déclarer une guerre entre un Etat musulman et un autre Etat qui ne l’est pas, notamment en défense à une attaque. Ce droit de la guerre a mis des règles déjà assez proches pour l’époque (VIIè siècle) de ce que seront 13 siècles plus tard les Conventions de Genève et le développement du droit humanitaire. Mais surtout, le droit musulman traditionnel n’incite pas du tout des individus à se substituer à la « Oumma » ou collectivité des croyants pour mener une guerre au niveau individuel contre des ressortissants d’autres Etats musulmans ou non musulmans. Bien plus lorsque cela est arrivé dans l’histoire des sociétés islamiques, cela a été décrit comme la source de discordes malfaisantes pour la société (la « fitna »), et donc hautement condamnables. En réalité, sur le plan du droit musulman, seuls les autorités constituées peuvent déclarer une guerre (Calife ou Commandeur des croyants autrefois ou chefs d’Etats modernes).

Il faut ajouter ici que dans les nombreux attributs de Dieu que l’on trouve dans le texte coranique, celui qui est cité le plus souvent c’est celui de la « miséricorde » et de la « compassion ». N’oublions pas que l’islam se réclame du premier fondateur du monothéisme, Abraham, qu’il reconnaît l’existence de tous les prophètes de l’Ancien Testament et qu’il attribue à Jésus et à la Vierge Marie une place éminente dans le texte coranique. En conséquence, toutes les « fatwas » ou édits qui prônent la violence hors du cadre légal et institutionnel n’ont aucune valeur légale et juridique dans le droit musulman classique, plus particulièrement celles qui prônent la violence contre les Juifs ou les chrétiens ou les minorités musulmanes (chiites, ismaéliens, druzes, alaouites) ou d’autres minorités telles que les Bahaï en Iran ou les Yézidis en Irak.

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C’est pourquoi, les actes terroristes commis en Europe ou aux Etats-Unis, mais tout autant les innombrables attentats dans des pays eux-mêmes musulmans - par une utilisation totalement échevelée d’exégèses fantaisistes de la révélation coranique - m’apparaissent surtout comme des actes qui discréditent cette religion et ses adeptes. Certes, ils expriment aussi un sentiment anti-occidental, mais affirmer qu’ils visent à ébranler les « valeurs » et le mode de vie et de gouvernement, qui règnent aux Etats-Unis ou en Europe, me semble ressortir plus de l’émotion que de l’analyse raisonnée de ces actes terroristes. En mettant ces actes barbares sous le signe de la religion musulmane, les terroristes et leurs commanditaires discréditent celle-ci aux yeux du reste de l’humanité et des croyants des autres religions. Ils participent ainsi activement à l’auto-réalisation de la prophétie de Samuel Huntington sur le choc des civilisations et donc implicitement et explicitement au choc des religions, des cultures  et des valeurs. Auto-réalisation à laquelle la politique du président américain George W. Bush a aussi énormément contribué, comme j’en reparlerai.

De plus, il faut toujours le rappeler, le nombre de victimes musulmanes de ce terrorisme est bien plus élevé que le nombre de victimes dans les pays occidentaux. Le fait que ces mouvances terroristes, s’abritant derrière la religion musulmane pour se gagner un public, évoquent dans leur pamphlets ou déclarations une lutte contre une « croisade » ou un « complot judéo-chrétien », visant le monde musulman, fait partie de la perversité de ce type de terrorisme. Ne trouve-t-on pas étrange, en effet, que les adhérents de ces mouvances terroristes aient tué des dizaines de milliers d’autres musulmans (par centaines tous les jours en Syrie, en Irak ou au Pakistan, mais aussi en Jordanie, en Egypte, au Liban, au Yémen, en Indonésie, au Pakistan, etc…) ou aient éprouvé le besoin d’être actifs aux Philippines ou en Tchétchénie ou au Caucase par exemple, alors même qu’il n’ont jamais participé à la lutte légitime du peuple palestinien pour se libérer de plus d’un demi-siècle d’occupation israélienne, condamnée par d’innombrables résolutions internationales et un avis de la Cour internationale de justice en 1994.

Pour donner aux évènements, leur juste perspective, il est important d’ajouter au tableau  que ces mouvances terroristes déclarent le Hezbollah libanais comme un ennemi majeur, alors que ce mouvement de résistance a réussi en 2000 l’exploit de libérer le sud du Liban de 22 ans d’occupation israélienne, puis de repousser une tentative de l’armée israélienne d’envahir à nouveau le sud du pays en 2006 après une campagne de bombardements de 33 jours. Dans la foulée, l’Iran et le gouvernement syrien, sont aussi dénoncés comme étant leurs ennemis les plus dangereux. On est donc très loin dans ce cadre d’une lutte qui serait exclusivement tournée contre l’Occident ou ses valeurs ou ses libertés. Malheureusement, peu des nombreux « spécialistes » de cette forme de terrorisme et de son idéologie semblent être informés de cette réalité majeure du « jihadisme » - versant discordes internes justement - ou en parlent  publiquement s’ils le savent.

Dans le même ordre d’idée, s’en prendre à une synagogue ou un restaurant ou un magasin kacher c’est moins le résultat d’un anti-sémitisme sur le mode raciste tel qu’il a été pratiqué autrefois en Europe, qu’une façon de donner de la crédibilité à leur prétendue lutte contre une croisade occidentale qualifiée de judéo-chrétienne, ce qui peut leur attirer de nouveaux adhérents. Ce faisant et de façon tout à fait perverse, ces opérations terroristes en Occident opèrent une diversion très dommageable par rapport à la cause tout à fait légitime de libération du peuple palestinien d’une occupation qui n’a que trop duré. Rappelons que cette occupation est contraire à toutes les règles du droit international et humanitaire. Il me paraît d’ailleurs urgent sur ce plan pour calmer les exaltations proprement religieuses de revenir aux dispositions des résolutions des Nations Unies sur la Palestine qui avaient préconisé l’internationalisation des lieux saints des trois monothéismes à Jérusalem, élément capital d’une future paix en Palestine.

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U.R. Peut-on craindre une opposition au sein des communautés en Occident et une tension dans les relations avec le monde musulman ?

Dans les contextes que je viens de décrire, il est normal que se développe la méfiance envers les musulmans et la religion musulmane et que même le simple port d’un voile couvrant les cheveux d’une femme suscite l’attention ou provoque en France des polémiques ou alimente le racisme islamophobe. C’est ainsi que ces terroristes (ou ceux qui les commanditent, les financent et les arment) atteignent un de leurs buts. A ce sujet, il faut saluer ici les très larges pans de la population européenne qui ne versent pas dans l’islamophobie, mais au contraire la dénoncent. Il ne faut pas que ce bel humanisme soit mis en danger par les réactions aux attentats. C’est pourquoi,  il faut  impérativement lutter contre l’auto-réalisation du scénario de Huntington, mais non point en s’obstinant à organiser des dialogues de religion ou de culture sans intérêt. Car d’un côté, de tous temps, les civilisations et les cultures ont été en interactions spontanées (et non en dialogues officiels) ; de l’autre, la violence et les guerres ont toujours pour origine des ambitions humaines, des désirs d’hégémonie et de contrôle des ressources de la planète et des grandes voies de communication. La religion n’est le plus souvent qu’un prétexte ou un habillage pour légitimer ces violences et ces guerres et les faire accepter par les opinions publiques. Invoquer la nécessité de dialogue des religions (ou des cultures) ne fait que renforcer la fausse logique du prétendu conflit de civilisations, car c’est admettre totalement que la cause de la violence est bien dans la religion, la culture ou les valeurs et ainsi faire oublier les conflits d’hégémonie et d’ambition qui sont à l’origine des conflits.

Mais cela permet d’éviter de mettre en cause certaines politiques de puissance et d’hégémonie des Etats-Unis et de leurs alliés en Europe ou, à l’intérieur même du monde arabe et musulman, celles de puissances régionales telles que l’Arabie saoudite ou le Pakistan ou la Turquie qui peuvent elles-mêmes subir aussi des dommages collatéraux. Cela évite aussi de mettre en cause les Etats ou les ONG sous influence des Etats financiers et protecteurs de ces mouvances. Dans le monde musulman en effet, après les succès obtenus dans la lutte contre le communisme qui prospérait durant les années cinquante et soixante dans la jeunesse des pays arabes et musulmans, les gouvernements ont compris les bénéfices qui pouvaient être tirés de l’instrumentalisation de la religion pour contrôler leur populations, se donner un rôle régional et rendre service aux grandes puissances internationales, comme dans le cas de la première guerre d’Afghanistan, des bombardements sur la Libye, des interventions récentes en Syrie ou de celles plus anciennes en Irak (1991 puis 2003).

On se souviendra ici qu’au cours des années 1950-1970, tous ces gouvernements étaient des membres actifs du Mouvement des non alignés, que leur langage et discours ne faisaient aucune allusion à l’islam, mais étaient de nature totalement profane, préoccupés exclusivement de questions de l’accélération de leur développement économique et scientifique pour rattraper leur retard par rapport à l’Europe et aux Etats-Unis, ainsi que des questions d’équité et de justice dans l’ordre économique international et de la promotion du non alignement sur l’une ou l’autre des deux grandes puissances (Etats-Unis et URSS) pour ne pas retomber sous la coupe d’une domination externe. La création au début des années 1970 par l’Arabie saoudite et le Pakistan, alliés des Etats-Unis, de l’Organisation de la conférence des  Etats islamiques devenue aujourd’hui Organisation islamique de coopération (OIC) avait pour but de faire diminuer l’influence du Mouvement des non alignés dans le cadre de la Guerre froide.

U.R. Comment résoudre aujourd'hui le conflit et prévoir d'éventuelles attaques ?

Les attentats terroristes ne constituent pas un conflit au sens du droit international, mais aussi suivant le simple bon sens. Par ailleurs, les notions d’Orient et d’Occident sont largement des notions mythiques à usage politique et émotionnel, ce que j’ai largement démontré dans certains de mes ouvrages. C’est pourquoi la notion d’une « guerre »de civilisation entre ces deux entités mythiques est absurde. Elle l’est d’autant plus que l’Occident incarné dans l’OTAN est l’allié privilégié de presque tous les Etats musulmans influents, Arabie saoudite, Egypte, Turquie, Pakistan, Indonésie, Maroc etc.. (à l’exception de l’Iran avec qui les Etats-Unis entretiennent cependant un dialogue depuis peu). En réalité, le bon sens fait dire que ce qu’il faut urgemment faire, c’est assécher les sources du terrorisme, financières, idéologiques et en armements. Ceci ne pourra être réalisé que lorsqu’une analyse objective de ces sources pourra être entreprise, je veux dire une analyse qui ne soit point émotionnelle ou marquée par des intérêts géopolitiques.

Cela suppose de s’être débarrassé de l’idéologie perverse de l’existence d’un conflit de civilisations, ce qui permettra alors de débattre sérieusement des questions tout à fait profanes qui alimentent le terrorisme osant se réclamer de l’islam. Cela demande un sursaut démocratique pour questionner les politiques de puissance menées par certains Etats, de refuser toute légitimité à des Etats prétendant représenter telle ou telle religion et qui sont souvent des alliés fidèles des Etats-Unis et des Etats européens. Cela exige de plus qu’on réalise le ridicule, voire l’insanité, de combattre le terrorisme par le déploiement impérial d’armées et l’invasion de pays entiers et leur occupation, comme cela a été fait sous les deux mandats du président George W. Bush qui a réussi à entraîner derrière lui beaucoup d’Etats démocratiques européens et de très nombreux Etats de pays musulmans eux-mêmes (arabes ou non).

Ceci ne pouvait qu’accroître le terreau idéal pour les candidats à la pratique sanglante du terrorisme, forme suprême de nihilisme et de dévoyance qui peut exister dans certains milieux dans toute société. Souvenons-nous à ce propos du terrorisme russe de la fin du XIXè siècle, du terrorisme italien, français, allemand et japonais d’extrême gauche dans les années 1960-1970, de certaines des formes de violence en Amérique latine qui ont perduré après la chute des dictatures militaires sanglantes soutenues souvent par les Etats-Unis. Cela demande en complément que l’on réalise aussi le danger de combattre des régimes politiques qui ne sont pas alignés sur les politiques occidentales en faisant usage de cette « arme de destruction massive » que sont devenus les soi-disant « jihadistes » et qui entraîne des effets psychologiques graves et des dommages politiques collatéraux qui peuvent être dévastateurs.

Par contre le seul moyen efficace de lutte contre le terrorisme se trouve dans le déploiement de moyens discrets de police (et non par des emprisonnements souvent arbitraires et sans jugement comme dans la prison américaine de Guantanamo) ou des restrictions aux libertés publiques ou le fichage et la surveillance électronique de millions d’êtres humains grâce aux moyens de la technologie moderne et à l’encontre des libertés chèrement conquises. N’est-il pas étrange d’ailleurs que la plupart des auteurs récents des attentats étaient fichés par les polices locales, mais n’ont pas pu être arrêtés à temps ? Si l’on avait dépensé 1% de ce qui a été gaspillé dans les guerres militaires contre l’Afghanistan, l’Irak, les bombardements de Libye, les aides aux mouvements terroristes en Irak et en Syrie, aujourd’hui les bombardements contre Daëch dans ces deux pays, pour mettre sur pied des moyens de police efficace, on n’en serait pas là à ce jour. De même, je pense qu’on n’en serait pas là si les gouvernements occidentaux n’avaient pas eux-mêmes financé depuis 1979 ces mouvances, d’Al Quaëda à Daëch,  avec leurs alliés dans les Etats musulmans eux-mêmes.

Déconstruire un tel imbroglio n’est guère chose facile. Aussi je crains que la tendance lourde en Europe et aux Etats-Unis de continuer à réagir au terrorisme sur le thème du choc des civilisations et du refus des valeurs occidentales par l’islam, risque fort malheureusement d’aller en s’amplifiant. Ne serait-ce pas le but recherché par ceux qui ont ordonné les dernières opérations terroristes en France ? Ou encore plus simplement la motivation directe des terroristes imbibés d’idéologie du choc des civilisations et d’une fausse conception de l’islam répandue dans tous ces milieux « jihadistes » depuis trente cinq ans par certaines écoles dites « coraniques », certains prédicateurs fanatiques qui sévissent sur les chaînes satellitaires d’Etats ou sociétés privées ou à travers la toile. Ceci à supposer que ces terroristes n’aient pas de commanditaires machiavéliques manipulant les tensions et conflits géopolitiques qui agitent le monde.

Il faudrait ici qu’un sursaut de tous les démocrates humanistes en Europe comme dans le monde arabe et musulman remettent en cause toutes ces données géopolitiques et raison d’Etat invoquées, ainsi que le traitement académique et médiatique du terrorisme, sans y mêler à tort et à travers des questions religieuses au détriment des données profanes et des réalités de terrain.

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